Vie parallèle
- Marie ! Sors de tes rêves et viens m’aider !
- Tante Sophie, je ne rêve pas, je lis !
- Ton père va arriver, tu as intérêt à obéir !
- Oui, j’arrive ! je cours ! je vole ! je suis à toi ! dans une minute !
- Pour détourner l’attention en te faisant mousser, tu t’y connais !
- C’est ma spécialité ! Au lieu de gémir et de perdre du temps dismoi ce que je dois faire !
- Mets le couvert et range les journaux !
- Je m’y mets ! C’est fait, tante Sophie ! Tout est en ordre, la table est prête et j’ai même eu le temps de cueillir un joli bouquet de lys qui illumine l’entrée d’un rayon parfumé !
Eberluée, les yeux ronds, elle n’en revient pas et s’écrie :
- Astu des fusées dans le corps pour travailler aussi vite ?
- Je suis Marie, la fille du vent ! Personne ne veut me croire, mais je suis deux personnes en une !
La voix tonitruante de mon père court sur le perron :
- La fille à deux têtes, une fofolle et une posée sur ses épaules, estelle assez forte pour porter les bagages de sa grand-mère à l’étage ?
- Oui Papa !
J’ai tout de suite obtempéré, on ne discute pas les ordres de mon père. Le repas terminé et la table débarrassée, je file vers la forêt. Allongée sur un grand tronc de hêtre, mon regard court avec les nuages, ils ressemblent à une nuée de petits voiliers perdus au milieu d’un océan inaccessible, mon esprit s’envole et rejoint le monde brumeux de l’impossible. Au centre de l’univers, je vogue sur une mer tourmentée, l’angoisse monte en moi. Que m’arrive-t-il ? Moi, toujours si sûre, ai-je des faiblesses ? Un bruissement siffle à mes oreilles :
- Marie, ne crains rien, laissetoi porter et tu voleras !
Quelle est cette voix si rassurante qui me propose une folie ? Je n’ose pas ouvrir les yeux. Je me sens si légère que je tente un regard et là, un brouillard épais s’offre à moi. On traverse la brume, on franchit des collines ouatées et humides pour enfin plonger dans un flot de lumière. Je n’ai qu’à penser très fort et mes désirs se réalisent immédiatement. Tout mon être se déplace comme une fusée, les accélérations me collent au fond d’un siège douillet. Mes yeux se remplissent d’images inconnues et surprenantes. Un ours blanc comme neige implore les étoiles, un géant, chaussé de bottes de sept lieues, sème des guirlandes de perles de rosée, une souris rose grignote une poignée de grêlons oubliés par le vent d’autan ! J’essaie de me secouer pour sortir de cette vie parallèle mais je reste paralysée, inerte, clouée dans mon siège. Je lutte pour lever une main et toucher mon visage mais je reste figée. Si je ne peux plus me comporter comme une personne humaine, mon cerveau embué commande : « je veux courir vers la lune ! Je veux alunir ! » A peine ces désirs exprimés que tout s’embrouille dans mon esprit, mon cœur s’emballe, la vitesse du vaisseau explose, à demi inconsciente, je crie de toutes mes forces : « Quand vais-je alunir ? Réponds-moi ! » Je hurle à plein poumons et je n’entends aucun son, je suis plongée dans un manteau de silence, comme abandonnée dans l’univers, loin de tante Sophie et de toutes ses réprimandes ! Ballottée comme un sac de plumes, mes pensées s’envolent et se diluent dans l’espace comme si mon cerveau s’était liquéfié. « Non ! Ce n’est pas possible, mon cerveau est toujours là, bien abrité dans mon crâne ! » Un ronronnement m’envoûte et chantonne doucement :
- Marie regarde ! la lune ! la lune !
- Enfin, tu as retrouvé ta langue, vaisseau magique !
- Ouvre tes yeux, remplisles du spectacle du monde ! ce n’est pas tous les jours qu’on survole l’astre des nuits !
J’entends cette voix nasillarde et envoûtante, je rassemble mes forces mentales et sous mon regard médusé défile un paysage de roche et de poussière sèche.
Incroyable ! Je nage dans un univers mystérieux dont le souffle léger me happe et me fait faire des bonds de géants. Je plane avant de me poser au bord d’un énorme cratère, dressé au milieu d’un désert de rocaille. Mon pied bute et je roule vers un hérissement de roches, une forêt d’arbres en pierre ! Un nuage blanchâtre inonde la vallée, ce n’est pas la brume qui monte au dessus d’un cours d’eau, c’est une tempête de sable et de poussière ! La voix de mon vaisseau me crie :
- Marie, couchetoi derrière un rocher, attends, ce n’est qu’une brise de poussière !
- Eh oui ! Tu appelles ça une brise ! Ne t’en fais pas pour moi, j’ai trouvé une grotte au pied du volcan !
- Sois prudente !
- Je ne risque rien, il n’y a pas de monstres cachés puisqu’il n’y a pas de vie sur la lune !
- Les terriens en sontils si sûrs ?
L’atmosphère du lieu m’excite, la voûte étincelle de mille feux, la lumière terrestre rase le sol et répand une lueur éblouissante. J’examine les parois trouées comme des éponges mais j’hésite avant de m’aventurer vers les ténèbres du fond. Mon vaisseau appelle :
- Marie, reviens, c’est le moment de partir !
Je ne réponds pas, je marche vers l’obscurité comme attirée irrésistiblement par un aimant ! Un murmure m’appelle et prend possession de mon esprit et de ma volonté. Je glisse lentement le long d’un rayon lumineux d’où jaillissent des êtres blanchâtres, des ectoplasmes impalpables se tortillent, je ne peux pas faire un pas sans faire jaillir un mur de brume, c’est oppressant, je me sens prisonnière de voiles translucides ! La voix ensorcelante me retient dans son antre et murmure : « Assieds-toi et écoute ! » Ce chuchotement résonne à mes pieds comme une douce musique, une longue anguille se tord sous la surface du sol, je ne devine que sa forme ! « C’est le moment de parler à ce fantôme »
- Tu es donc un serpent ! Estu seul dans ce drôle de monde ?
- Curieuse ! Si je te raconte tous les secrets de ma planète, je serai obligé de t’empêcher de repartir !
- Pourquoi ?
- Tu t’empresserais de raconter ton aventure à tes semblables et on verrait des colonnes d’humains envahir notre désert ! Ils arriveraient avec des engins effrayants, crachant la mort ! Puis, ils bâtiraient des blockhaus de béton, très laids, ils feraient des galeries souterraines et des forages pour voler nos richesses ! Imagine le bruit infernal qui s’installerait sur ma planète !
- Pourquoi t’estu montré à moi ?
- Parce que tu es une gentille rêveuse ! Tu n’es pas vraiment humaine, les autres terriens ne se dédoublent pas ! Regarde, ton écorce humaine apprend ses leçons dans ta chambre et ta silhouette vaporeuse se faufile dans l’espace, libre et légère comme le souffle de l’air !
- Serpent de lune, je serai muette comme une carpe, tu peux me rendre ma liberté ! Mon regard se perd dans la brume et mon esprit vagabond a déjà tout oublié ! Ecoute, mon vaisseau hurle à tue-tête :
- Marie, reviens ! Le soleil commence à descendre sur l’horizon terrestre ! Mon navire sera incontrôlable et on se perdrait dans l’infini !
- File avant que je change d’avis !
Les voiles mouvants tombent, je respire profondément, d’un saut, je rejoins la nacelle confortable de mon véhicule immatériel qui plonge dans les nuée blanchâtres de la terre ! Tante Sophie m’appelle, il était temps :
- Marie, le souper est servi ! Astu terminé tes devoirs ?
Une grande lassitude étreint mon corps, je m’étire, baille et tante Sophie répète :
- Astu appris tes leçons ? Apporte ton cahier et ton livre, je vais te questionner !
Je marche comme un automate, je suis surprise de m’entendre réciter ma poésie et mes conjugaisons.
- Très, très bien ma grande, tu m’étonneras toujours ! On a l’impression que tu t’amuses à longueur de journée !
- C’est la vérité tante Sophie ! J’ai appris mes leçons en voyageant dans l’espace, j’ai même marché sur la lune ! J’ai rapporté une fleur de roche !
- Taistoi donc, ce n’est qu’une étoile ramassée sur la colline de Sion, au pied du monument de Maurice Barrès.
- Ce sable dans mes poches et mes cheveux humides, qu’estce que c’est ?
Elle hausse les épaules, pauvre tante Sophie, elle ne pourra jamais comprendre que je suis une drôle de gamine qui parle avec les fantômes.